- PATRIMOINE MONUMENTAL
- PATRIMOINE MONUMENTALIl y a eu en 1975 une «année européenne» du patrimoine. Des manifestations assez modestement conçues et des colloques de caractère officiel à Paris, à La Haye, n’ont causé aucune surprise ni enseigné grand-chose. On pouvait avoir l’impression qu’il s’agissait surtout pour les services du type «Monuments historiques» dans les divers pays de se donner bonne conscience en rappelant l’écart entre les besoins et les moyens. Ces réflexions auraient eu davantage de portée si elles avaient comporté un approfondissement de la notion même de patrimoine et l’analyse des nouvelles implications qui l’ont fait évoluer sur toute la planète et, qu’on en ait conscience ou non, dans tous les esprits. On a cru pouvoir y suppléer par des considérations sur le «futur du passé», mais elles n’ont constitué, malgré l’apparence, qu’une refonte teintée de «prospective» de vieilles préoccupations d’ailleurs toujours valables dans leur ensemble. Une «année nationale» sur le même thème, décrétée en 1980, n’a pas apporté une prise de conscience plus sérieuse, en dépit des réunions et des manifestations de routine. Le ministère de la Culture créa une direction du Patrimoine, regroupant le service des Monuments historiques, la direction de l’Archéologie et des fouilles, et le service de l’Inventaire général, dont l’autonomie scientifique, si efficace, s’est trouvée, ainsi peut-être, dangereusement soumise à l’administration. Le même service de l’Inventaire général tint à Bischenberg-Strasbourg en octobre 1980 des assises européennes qui permirent une confrontation originale et opportune des méthodes d’inventorisation dans tous les pays à riche héritage monumental.1. Les composantes d’une notionL’aspect juridique et socialL’aspect juridique de la notion de patrimoine n’est certes pas négligeable. Le patrimoine est lié à l’héritage qui est, si l’on peut dire, l’instrument légal, institutionnel, ou mieux le véhicule social des données en question: biens, terres, constructions, objets. Mais les espèces patrimoniales sont moins une propriété, comme on tend trop vite à le croire, qu’une possession, et une possession qui par définition précède et suit le détenteur actuel. D’où la possibilité de reports de l’individuel au familial (intervention du droit d’aînesse, actions de sauvetage...), du familial au national (mesures de protection au titre des monuments «classés», interdiction d’exporter...), du national à l’international (quand l’U.N.E.S.C.O. intervient pour «aider» Venise ou «énucléer» tel temple égyptien...). On aperçoit vite que la notion est maintenant élastique et facile à déplacer, sans devenir vague pour autant.Tout compte fait, on devrait arriver à une définition qui, en associant une certaine valeur de caractère traditionnel à son objet, invite à appréhender le patrimoine comme une catégorie de l’existant dépassant l’usage présent. Et au cœur de cette catégorie apparaît la notion anthropologique de sacrifice. Au double sens du terme: d’abord ce dont la préservation suppose un effort, une dépense, une perte plus ou moins sensible mais consentie comme nécessaire. En ce sens, les renoncements à la mode, les dépenses souvent importantes, la mobilisation des personnes, etc., qu’occasionne le «patrimoine» signifient pour nos civilisations l’équivalent des renoncements, holocaustes propitiatoires, mort ou mutilation destinés à «sauver» moralement ou matériellement un objet essentiel, phénomènes qui existent partout. Car il s’agit de ce qui n’est jamais condamné à périr sans entraîner un sentiment d’accablement ou de déréliction. Le patrimoine est ce dont la préservation demande des sacrifices, ce dont la perte signifie un sacrifice. La jurisprudence devrait travailler sur cet aspect du phénomène autant que sur les caractères légaux de la propriété. Car il s’agit ici d’un bien-qui-nous-possède autant et plus que nous ne le possédons.Un exemple socio-historique permet peut-être d’aller plus loin. Tout le monde sait ce qu’est un «palladium»: le cœur même d’un patrimoine. Des légendes innombrables l’ont illustré dans le monde méditerranéen, avec Homère et Virgile, Ulysse, Diomède, Énée. Autre exemple: les Romains de l’époque classique conservaient pieusement sur le Germale (une des cimes du Palatin) une cabane de chaume qu’ils appelaient «cabane de Romulus». Des fouilles de 1948 ont retrouvé des vestiges de cet habitat. L’archéologie a donc rejoint et confirmé une affirmation traditionnelle. La vieille cabane était le symbole patrimonial type: elle représentait tout un âge, les usages d’un passé lointain, sans la connaissance duquel la grandeur de Rome ne pouvait être perçue. La vue de cette architecture naïve, primitive, remplissait la conscience, et d’autant plus fortement que, comme les historiens l’ont remarqué, les cendres des morts étaient placées dans des récipients d’argile qui figuraient des huttes. «La nécropole, où l’on retrouve à Rome de telles urnes-cabanes et qui dépend très probablement du village du Palatin, se trouvait dans la vallée du Forum» (Raymond Bloch, L’Habitat et la nécropole à 1’Âge du fer en Europe , Paris, 1975).On pourrait donc penser que, d’un point de vue génétique, le premier élément du patrimoine s’identifie à une fondation associée à une pratique funéraire. C’est la racine même du phénomène: la perpétuation de ce qui fournit un encadrement à la vie humaine, grâce à un symbole d’origine et à un rite des morts. La notion, dans sa profondeur, ne paraît pas pouvoir être dissociée de ces relations élémentaires. Une réflexion sérieuse demanderait qu’on recherche si, dans la conscience des individus attachés à une terre ancestrale, des provinciaux sensibles à leur originalité et à ses manifestations «environnementielles», des nationaux réagissant aux menaces qui pèsent sur un édifice cher entre tous, il n’y a pas, étroitement associée à la notion de ce bien-qui-nous-dépasse, celle d’un modèle de vie qu’il symbolise.Mais la réponse ne sera pas simple. Dans toute civilisation, il existe un principe inverse, une force centrifuge qui peut se manifester par une évasion hors des frontières ou par une dilapidation des objets les plus chers. On peut relire là-dessus Mauss, Bataille et Caillois. Il importe de savoir quelle forme revêt dans toute société cette impulsion à la transgression à l’égard des règles conservatoires. Autrement dit, il vaudrait la peine d’entreprendre une description typique de la destruction et de ses ressorts. Par orgueil, Sardanapale fait périr tout son patrimoine – et non seulement ses biens propres; Hitler l’aurait anéanti avec lui-même, s’il l’avait pu. Par intérêt, on désorganise un domaine, on vend un tableau. Par aversion, on abolit un vieux quartier, que remplacera une structure «moderne». Le mépris et l’ignorance sont ici des phénomènes si peu anodins qu’ils sont constamment entretenus par d’autres préoccupations. Et puis, l’usure, le déplacement sont la loi de tous les biens. Par définition, le patrimoine comporte une perte, un affaiblissement constants. Sans les altérations et les menaces, une prise de conscience sérieuse n’a pas lieu, tant la persistance des liens culturels est naturellement égoïste. Les ressorts de l’évolution qui ont suscité l’extension croissante de la notion de patrimoine sont divers et peut-être contradictoires. Jean-Pierre Babelon et André Chastel ont proposé de distinguer cinq facteurs historiques du phénomène: le fait monarchique, le fait religieux, le fait national, le fait administratif, le fait scientifique. Au départ, il y a des reliques, à l’arrivée, un savoir archéologique et ethnologique. Les réflexes ancestraux et les préoccupations modernes se heurtent, sacralisé ou laïcisé, le «culte» du patrimoine suscite des passions et des rejets; il doit finalement être repensé à chaque génération.Le problème classiqueOn arrive ainsi à la connexion qui commande tout le problème. La notion traditionnelle de patrimoine s’est trouvée bousculée par la démocratisation, l’industrialisation, l’extension implacable de la société industrielle au sein de toutes les sociétés, et d’abord dans celles du monde occidental. Mais, dans les ravages subis par l’immobilier ancien entre 1750 et 1850 environ, s’est précisément formée la notion moderne par une évolution qu’il faut bien identifier.En 1777, on propose à Louis XVI une dépense de 300 000 livres pour restaurer Vincennes; le roi annote: «Est-ce que vous êtes fou, Monsieur Collet, de proposer quelque cent mille écus de dépenses dans un château qui n’est bon à rien et tout au plus à vendre?» La crise financière a raison des biens de la Couronne; la notion de patrimoine historique n’existe que pour quelques objets et édifices de caractère symbolique; tout le reste peut être liquidé selon les besoins. Un édit de 1787 propose la mise en vente de quatre châteaux: La Muette, disparue, Madrid, démoli en 1792, Vincennes, prison d’État, Blois, qui deviendra caserne. Cet épisode a été étudié par G. Vauthier dans le Bulletin de la société d’histoire de l’art français (1913), commenté dans l’ouvrage lourdement polémique de L. Réau, Les Monuments détruits de l’art français (Paris, 1959). Il nous éclaire sur les difficultés de l’entretien, sur l’absence d’un sentiment de «bien culturel», qui, à la même date, était très développé en Italie, par exemple. et commençait à l’être en Allemagne.Il a fallu que la France devienne sous la Révolution et l’Empire un immense chantier de démolition pour qu’un changement s’opérât. Mais de la manière la plus confuse: les ruines des églises stimulent paradoxalement le romantisme antimoderne de Chateaubriand, les ruines des châteaux forts, celui de Hugo. La notion du patrimoine n’est jamais plus suggestive, plus intense que devant le dépérissement des objets. Ainsi Venise, tout écaillée et envahie par la corrosion, suscite depuis lors le sentiment d’un bien commun «unique», avec lequel le moderne, qui est grossièrement sain et sommairement conçu, ne saurait un instant entrer en comparaison. L’âme moderne souffre d’une tendance schizophrénique qui ne s’est jamais atténuée, la valorisation des formes anciennes s’intensifiant au fur et à mesure que les développements modernes, mécaniques, industrialisés les dérangent davantage.Comment est donc né le «culte des monuments», destiné à devenir le ressort principal du patrimoine? Pour le vieil archéologue allemand, George Dehio, pionnier de l’archéologie «scientifique» à peine plus jeune que Viollet-le-Duc, la racine maîtresse en est le sentiment d’appartenance nationale c’est-à-dire l’attachement quasi instinctif aux édifices témoins d’un passé commun, le besoin d’asseoir et d’illustrer la mémoire collective en associant à des tombeaux, à des colonnes, à des sanctuaires, à des demeures, de grandes figures et de grands souvenirs: le culte des héros soutient celui des «monuments». Vue un peu sommaire et bien caractéristique du XIXe siècle dernier. Mais elle n’était pas seulement répandue dans l’Allemagne wilhelmienne et n’a pas disparu avec elle. Certains ouvrages et certains ensembles ont pour un groupe donné une valeur irremplaçable de symbole qu’il faut maintenir à tout prix: la reconstruction, si laborieuse, de la cathédrale de Reims après l’autre guerre, de Varsovie après celle-ci, suffirait à nous le faire saisir, si nous l’avions oublié. Mais il en résulte deux observations d’importance. Il s’agit dans la plupart des cas d’une volonté de restitution intégrale qui va bien au-delà de la restauration prudente. Un symbole doit être complet, explicite, éloquent pour satisfaire la conscience collective, et les impératifs scientifiques passent alors vite au second plan.Cette attitude nostalgique et cet attachement instinctif aux formes d’autrefois peuvent intervenir dans beaucoup d’autres réactions. Pensons aux groupements de compagnons, à la diffusion des manuels sur la technique et les matériaux anciens. Il existe dans notre intérêt même pour les monuments anciens une sorte de résistance obscure à la notion trop facile de progrès. Ce sentiment que nous sommes loin de tout dominer, malgré les ressources perfectionnées de nos moyens, est certainement salutaire, mais il s’allie aisément à une attitude défaitiste. Un polémiste acharné opposait il y a cinquante ans à Marcel Aubert, défenseur des restaurations nécessaires: «Nous ne pouvons que porter le deuil de nos monuments.» Toute intervention devient suspecte, car on ne sait jamais où elle s’arrêtera. Déjà Ruskin dans Les Sept Lampes de l’architecture , s’était écrié: «La restauration signifie la destruction la plus complète que puisse subir un édifice. Le principe moderne – principe qui, à mon avis, est systématiquement appliqué par les maçons, au moins en France, pour trouver du travail, comme à l’abbaye de Saint-Ouen jetée bas par les autorités municipales de la ville pour donner de l’ouvrage à quelques vagabonds – est de commencer par laisser les édifices à l’abandon et de les restaurer ensuite.» La sentence est nette et nul ne dira qu’elle n’est plus actuelle: to neglect buildings first and restore them afterwards . «Entourez l’édifice de soins, et, si vous n’y parvenez pas, que sa dernière heure sonne ouvertement et franchement et qu’aucune substitution déshonorante et mensongère ne la vienne priver des devoirs funèbres du souvenir» (chap. VI, «The Lamp of memory». passage recueilli par J. Evans, The Lamp of Beauty: Writings on Art by John Ruskin , Londres, 1959).On peut donc préférer une belle ruine, témoignage d’un drame mémorable, ou même une horrible ruine, plus significative encore. Notre temps en a fait l’expérience avec le double exemple de Berlin-Ouest, où les témoins noirs du désastre subsistent au milieu de la ville nouvelle, et de Dresde, où l’insolite amas des décombres de l’église Notre-Dame constitue le plus étonnant exemple de non-restauration qu’on puisse imaginer. Le symbole est clair pour tous. Nous n’en avons pas d’équivalent en France, où nous ne cultivons pas les extrêmes. Et nous n’avons pas non plus d’équivalent de la reconstruction à l’identique à grande échelle. C’est que celle-ci suppose une obsession patriotique qui confine au sentiment du sacré. La forme porte ici une présence, comme dans toutes les sociétés (que nous nous garderons d’appeler primitives) à forte intégration religieuse. On y pratique ce que nous pourrions appeler la restauration permanente : les temples de Ky 拏to sont ainsi depuis des âges pieusement perpétués, c’est-à-dire maintenus à l’identique à travers un nombre incroyable de destructions dues aux séismes et aux incendies, dont seuls les archéologues ont la curiosité – bien inutile pour le clergé «zen» – de connaître la succession, et dont, de toute façon, on élimine soigneusement toute trace. La transcendance du symbole entraîne ici en somme, la restauration occulte. Le parti opposé étant l’absence totale de restauration.Aloïs Riegl, au début de ce siècle, a avancé dans un article célèbre une vue plus large, moins politique et plus «historiciste» que celle de Dehio (Der moderne Denkmalkultus, sein Wesen und seine Entstehung , Vienne, 1903; Le Culte moderne des momuments , Seuil, 1984). L’attachement national est une chose; mais, au moins depuis la Renaissance, certains ouvrages retiennent l’attention en raison de leur seule ancienneté. On les garde pour eux-mêmes, comme font les collectionneurs. Il y a une curiosité pour les activités des hommes d’autrefois, qui incite à recueillir les vestiges, soit pour leur singularité, comme les obélisques égyptiens à Rome puis dans nos villes, soit parce qu’on y voit des modèles importants à consulter, comme les statues, arcs de triomphe, temples antiques à l’âge classique. Par la loi culturelle de l’imitation, il s’établit alors une sorte d’osmose entre l’ancien et le nouveau qui s’inspire de ses formes. C’est plus tard, à une autre phase de la culture, qu’on s’attache à observer les monuments dans leur histoire; l’analyse archéologique met en évidence des situations irréversibles, comme celle qu’a créée Michel-Ange en découpant l’église de Sainte-Marie-des-Anges dans les thermes de Dioclétien. On ne peut que tout maintenir en état: la ruine antique et le sanctuaire moderne. Toute structure est prise dans la durée; c’est là ce qui compte et ce qui rend souhaitable de conserver non seulement l’ouvrage en raison de sa signification, mais l’état même où on l’a trouvé, en évitant d’effacer les marques de sa diversité historique. Les modifications du parti, les changements de technique, c’est précisément ce qui compte. La restauration doit se subordonner à la vérité archéologique, parce que notre situation culturelle n’autorise rien d’autre.Au moment où il fut exposé, ce point de vue imposait donc un redressement remarquable des habitudes. Il modifiait profondément l’optique de la restauration, en condamnant non seulement le recours à toute «toilette» moderne, mais aussi toute préoccupation artificielle de cohérence architecturale et artistique, au bénéfice de la seule «lisibilité historique». Car la science n’est jamais finie: nos prétentions à conclure, à restituer et à présenter ne peuvent qu’embrouiller le fil de l’histoire. C’est ici que se sont proprement définis le point de vue philosophique et l’exigence culturelle qui conduisent au parti pris de l’intervention minimale. Ils ont pour conséquence de jeter la suspicion sur tout effort de restitution hypothétique. L’arsenal documentaire bien exploité permettrait dans beaucoup de cas d’atteindre à un degré de probabilité dans la définition des états anciens, qui devrait ou pourrait permettre de décider. Mais c’est le principe même de la démarche qui est, pour les riegliens, contestable. La restauration doit être invisible, silencieuse, transparente.Il est malheureusement impossible qu’il en soit totalement ainsi. Car les meilleures interventions contemporaines sont celles qui, en adhérant étroitement à leur objet historique manifestent précisément avec clarté ce parti pris. Chaque fois que l’on est raisonnablement parvenu à rendre perceptible l’épaisseur historique d’un édifice: substructures révélées par la fouille, membres engagés..., c’est l’utilisation des moyens techniques modernes, supports de béton, passerelles, verres protecteurs, puits permanents..., qui a permis d’obtenir ce résultat. Le recours à ces procédés a parfois donné lieu à de véritables trouvailles, et il s’agit bien d’une recréation. L’impératif archéologique l’a suscitée, mais elle est, par son esprit et ses méthodes, typique de notre culture et de notre temps.Ici, une parenthèse. Si toute intervention, par les éléments qu’elle remplace, les structures qu’elle dénude..., est en fait une opération archéologique, le sérieux voudrait qu’on ne perde pas ces informations. Les bonnes habitudes de photographier l’état antérieur, de faire un relevé exact... sont-elles bien entrées dans les mœurs? Comment ne voit-on pas que, dûment regroupées et classées, ces observations modestes ou importantes constituent le corpus d’où peuvent se tirer, par la loi des séries, des dossiers préalables toujours plus sûrs? Les bonnes restaurations sont celles qui ne modifient que l’indispensable, mais elles souffrent toujours d’une documentation improvisée. Elles devraient disposer de dossiers préalables, être guidées, en somme, par le savoir archéologique qu’elles contribuent à enrichir. Ce va-et-vient suppose une entité responsable pour le dialogue avec les praticiens. Il faut considérer comme une coïncidence significative que l’institution de l’Inventaire général soit apparue en 1964, l’année même de la charte de Venise.On n’a pas toujours de chantiers aussi extraordinaires que ceux de Cologne et de Milan. Mais dans les travaux moins spectaculaires, que de vestiges trop sommairement effacés ou, inversement, que de moignons plus ou moins adroitement consolidés au nom de l’authenticité archéologique! Tout tient à la réalisation et, si les règles de conduite sont assez claires, on n’en finit pas de trouver leur juste application. Il n’est pas trop difficile d’établir à l’aide d’exemples la liste des précautions à prendre et celle des solutions pratiquement obligatoires. Mais cela suffit-il? N’est-ce pas finalement la totalité de l’édifice – ou de l’ensemble monumental – qui a le dernier mot? Aucune approche ne peut être indemne de cette appréciation globale que nous formons devant un ouvrage, et dont le positivisme rieglien ne nous aide pas à comprendre les ressorts et la portée.On le voit bien avec l’affaire, souvent si embarrassante de la «dérestauration». Les édifices civils et religieux de nos pays ont donné lieu constamment à des réfections et à des rhabillages, que nous ne nous sentons pas le droit d’éliminer. Qui songerait à faire sauter la «restauration» de la nef de Saint-Jean-de-Latran par Borromini pour retrouver la structure paléochrétienne endommagée qu’elle recouvre? Mais les restaurations factices, celles du siècle dernier? La question est sérieuse pour la sculpture monumentale. L’idéalisme et le souci normatif de l’âge classique rendaient intolérables les fragments mutilés et les cassures béantes. Restaurer signifiait rendre à la forme sa plénitude, quitte à disserter sans fin, comme il est arrivé pour le Laocoon , sur la meilleure solution. Faut-il donc, comme on l’a fait à Munich pour les frontons d’Égine et le Faune Barberini , procéder à une élimination radicale des morceaux d’appoint par goût de l’authentique? De même, dans les édifices anciens, les embellissements trop voyants et les arrangements postiches des précédents restaurateurs masquaient souvent des manques qui vont sauter aux yeux, si on ne se sent pas le cœur de maintenir, ce qui signifie d’ordinaire restaurer les restaurations. Ce petit drame nous est familier et nous inclinons d’instinct au compromis. Mais la position radicale ou intraitable, qui le refuse, rejoint curieusement les inclinations de l’art contemporain: l’effet sec, durci, quelque peu traumatisant d’une structure incomplète et d’un décor non recousu s’accorde avec les formes syncopées, les ruptures à vif et l’ostentation de l’inachevé que nous connaissons dans les productions actuelles; il va de pair avec la production de blocs nus et agressifs de ce qu’on a appelé vers 1960 le «brutalisme» architectural. Ce rapprochement n’est pas un simple jeu d’esprit. Tout le monde a observé depuis quelques années la vogue des parements dénudés, des contrastes d’appareil, des poutres apparentes, des linteaux de bois intempestifs: on n’a jamais vu tant de pans de bois et de moellons découverts dans les façades traitées par des entrepreneurs dans la mode «rétro». La fin du XXe siècle développe ainsi un peu partout un style de décoration qui imite avec un entrain contestable le style de restauration, que nous examinons. Tout cela en opposition complète avec les enduits soutenus, les transitions souples et le fignolage autrefois commun aux travaux accomplis sur les monuments historiques et dans le bâtiment. Ce phénomène de vulgarisation peut avoir l’avantage de familiariser avec les formes de restauration «sérieuse», si l’esprit de celle-ci peut être encore perceptible, après l’accoutumance avec ces aspects dégradés. Du point de vue archéologique, ils sont désastreux par la confusion qu’ils entretiennent.Toute intervention, si prudente, si neutre soit-elle, porte la marque de son temps; fixant l’histoire d’un édifice, elle la continue. L’observation n’est pas nouvelle. Un autre membre de l’école de Vienne, Max Dvorak, a apporté en ce sens il y a un demi-siècle quelques compléments utiles aux conclusions de Riegl («Denkmalkultus und Kunstentwicklung», in Gesammelte Aufsätze zur Kunstgeschichte , Vienne, 1926). Dans l’intérêt «culturel» qu’éveillent les ouvrages anciens, leur âge ou leurs âges successifs, c’est-à-dire leur dimension historique, n’est pas le seul facteur à considérer. Il s’y mêle autre chose qui relève plus de la participation affective que des données intellectuelles, technologiques, normalement associées à leur image. Dans la masse grise et confuse de l’existant, ces ouvrages se détachent. Ce sont des repères instinctifs qui enrichissent la perception, même si tout le monde n’en a pas conscience et si la fréquentation habituelle de la rue, de la ville les rend marginaux et les annule: il suffit d’un nettoyage et, éventuellement, d’une restauration pour ranimer cette présence. Elle assure aux édifices une fonction psychologique diffuse que l’on discerne assez bien, selon l’historien autrichien, quand il y a réorganisation des abords; le rôle «ambiental», si l’on peut dire, de ces architectures est confirmé ou contrarié selon qu’un accord a été trouvé ou non. La question n’est pas seulement de transmettre à la postérité des témoins bien traités. Il s’agit aussi de nous permettre l’expérience de formes, de structures, de matériaux, de procédés dont on n’a plus aucune idée dans la production de l’âge industriel. Nous ne prenons pas seulement conscience des effets implacables du temps sur les œuvres humaines; nous découvrons dans ces œuvres une invention, un charme, une volonté artistique qui nous touchent. La restauration vise aussi à nous assurer ce contact mystérieux et profond avec ce ressort ingénieux et comme musical de l’activité humaine, que nos contemporains redécouvrent sous le nom de créativité.En termes d’anthropologie historique, il faut reconnaître ici un effet typique de phénomène de longue durée dans l’occupation de l’espace, à partir duquel il devrait être possible de reprendre toute l’histoire architecturale. Débordant les limites du présent, nous saisissons une solidarité entre les générations, une continuité entre les âges, des constances dans les groupes humains que seuls les ouvrages à trois dimensions peuvent aussi exactement manifester. Ce qu’il importe alors de préserver, ce n’est pas tant l’authenticité que le caractère des structures et des effets. En ce sens, une restauration satisfaisante suppose une interprétation de l’ouvrage; elle tend à dégager sa qualité particulière, l’architecte responsable et ses conseillers se trouvant dans la position d’un chef d’orchestre qui, tout en rendant fidèlement son texte musical, intensifie par de menues touches ce qui lui paraît l’essentiel. Tâche fine et même subtile qui se superpose aux règles positives précédentes sans, bien entendu, les annuler. La restauration des édifices anciens n’est pas et ne peut pas être un travail mécanique: elle demande savoir et sensibilité.À partir de cette évidence, les rapports entre l’ancien et le moderne, entre la fidélité au texte et l’accompagnement contemporain peuvent être utilement envisagés. Aux époques où l’on ne se posait pas tous ces problèmes théoriques, les édifices étaient couramment restaurés avec des mises au jour de détail qui introduisaient des ruptures de style, par exemple, le porche sud glorieusement flamboyant appuyé sur l’austère cathédrale d’Albi, ou, toutes modestes, les petites additions de porches néoclassiques sur certaines églises de Bourgogne qu’il avait fallu réparer au XVIIIe siècle. Une intervention laissait toujours sa marque. De toute façon, c’est vrai aussi de toutes les nôtres. Mais peut-on concevoir des initiatives délibérées? En fait, presque tous les programmes comportent des éléments utilitaires à insérer ou à placer dans l’entourage immédiat. Et c’est là que l’on se trouve d’ordinaire en présence de l’alternative: pastiche de l’ancien / franche modernité. Alternative un peu lassante, et peut-être mal formulée. Car, enfin, il faudrait imaginer un apport analogue au porche sud d’Albi dans le style de Mies van der Rohe. Un très grand architecte y parviendrait peut-être, en faisant reculer de façon tout exceptionnelle la règle d’or de l’intégrité. Car il ne s’agit pas de la juxtaposition de deux styles, mais de deux systèmes dont chacun, vu par l’autre, apparaît comme une antiarchitecture; la principale difficulté réside dans le fait que les produits les plus remarquables de notre civilisation industrielle ne se différencient pas assez d’un emploi à l’autre pour s’accorder au caractère, toujours vigoureusement exprimé, des œuvres anciennes. La tour Eiffel n’a pas été élevée sur le parvis de Notre-Dame. Il suffit d’une juxtaposition maladroite pour annuler proprement un édifice.2. La restaurationL’architecte et l’archéologue: débat sans finDans l’usage, le terme de restauration a trois acceptions: politique, culinaire, artistique. Tradition, goût, authenticité, aucune de ces nuances n’est exclue dans nos interventions sur les monuments du passé.«L’archéologue ne fait rien, ne produit rien. Il se contente de mettre son veto sur toute idée génératrice», écrivait froidement Abadie en 1859. Chargé par la municipalité d’Angoulême de «traiter» le château pour en faire un hôtel de ville, les solutions radicales qu’il préconisait lui avaient attiré des critiques sévères, auxquelles il répliqua vertement. Pour lui, comme on l’a vu à Saint-Front de Périgueux, l’architecte est seul juge des dispositions à prendre, puisqu’il s’agit d’architecture, même s’il tend à substituer, sous couleur de rajeunissement, un édifice neuf à ce qui restait de l’ancien. L’archéologie n’est même pas utile, dans le détail des procédures simples. Un peu plus tard, Anatole Leroy-Beaulieu déclarait, dans un article sur «La Restauration de nos monuments historiques devant l’art et devant le budget» (in Revue des Deux-Mondes , déc. 1874): «Avec un sage entretien, un monument peut être éternel grâce à la substitution d’une pierre neuve à une pierre usée.» Merveilleuse candeur qui permet également de faire l’économie de l’histoire, la vigilance du service suffisant à tout.La pratique des monuments historiques ne s’est pas définie dans notre pays en accord avec l’analyse archéologique. Quand Ruprich-Robert traite en 1881 devant les antiquaires de Normandie «de l’influence de l’opinion publique sur la conservation des monuments anciens», il enregistre attentivement l’attention portée par les masses paysannes et urbaines à leurs édifices; il en conclut qu’il faut les restituer à leur état idéal, en enlevant par exemple, comme il le fit à Ouistreham, la corniche du XVIIIe siècle, non qu’il faut s’entourer de garanties archéologiques supplémentaires. On voit bien pourquoi à Caen, à l’église de la Trinité de l’Abbaye-aux-Dames, dont la façade a été, sans raison évidente, complètement refaite (pour ces exemples, on se reportera à la remarquable étude de Paul Léon La Vie des monuments français , 2e éd., 1951). L’éducation reçue à l’École des beaux-arts conduisait à faire de toute intervention un exercice noble, comme s’il s’agissait d’un beau texte que l’on récrirait. Au tournant du XXe siècle, on s’étonnait tout de même un peu des prouesses des «restaurateurs». Les malheurs de la Grande Guerre contribuèrent à troubler encore davantage les esprits: que faire devant tant de ruines à relever? André Michel marqua de son mieux la nécessité de renoncer aux grandes ambitions architecturales d’autrefois; il invitait les architectes à «tout immoler, vanité d’artiste et rêverie d’archéologue, à la seule volonté de bien servir» (Revue des Deux-Mondes , 1917). Appel émouvant et toujours valable, mais le moins qu’on puisse dire est qu’une nouvelle doctrine ne se dégagea pas. Trente ans plus tard non plus. Jusqu’à l’effort de la charte de Venise (1964), le problème n’a jamais été repensé comme il aurait convenu.On peut se demander si, entre-temps, la question n’a pas un peu changé de sens. Elle a cessé d’être purement technique en dépassant de plus en plus largement le cercle du service. L’apparition des «secteurs sauvegardés» est un des épisodes majeurs de l’espèce de retournement que l’administration des villes a dû accomplir. Des fractions importantes du public s’intéressent maintenant à l’authenticité des édifices, quitte à la concevoir étrangement, si l’on en juge pour les restaurations accomplies un peu partout. Ces phénomènes forment un tout, et il faut ajouter dans le même mouvement, les opérations de ravalement, qui rafraîchissent si heureusement le visage des rues, mais qui peuvent être malencontreuses quand le détail est négligé et les retouches imprudentes: moulures arrangées, corniches effacées, encadrements faussés. On s’aperçoit alors que, si l’architecte moderne ne doit pas, comme autrefois, abuser de son autorité pour donner une nouvelle version de l’édifice – ce que nous ne tolérons plus –, il est indispensable pour contrôler le détail de la qualité des interventions. Pourquoi? Parce que le niveau d’information et de culture spécifique des administrations, des agents municipaux et du public en général n’est pas suffisant; on ne peut pas se fier à un instinct qui n’existe pas. Tout vient de là: dans ce pays, la conscience commune, qu’il s’agisse de la vie locale, provinciale ou du domaine national, est indifférente ou faussée. Il n’est pas impossible de savoir pourquoi, et il faudrait commencer par une vaste autocritique de ce chapitre négligé du «mal français». Une restauration n’est ni une réfection ni une réparation, ou plutôt elle ajoute quelque chose à l’une et à l’autre. On répare une machine cassée pour qu’elle fonctionne, on refait une installation endommagée pour qu’elle soit utilisable, mais la restauration a une ambition différente: l’objet auquel elle s’applique: meuble, tableau, demeure, sanctuaire, édifice, site..., possède un intérêt, une dignité ou un prestige, parfois modestes, parfois éminents, qui nous en imposent. Nous éprouvons un certain sentiment de responsabilité à leur égard parce qu’ils appartiennent au monde de la culture. Et nous savons bien qu’au moment où il approuve et comprend cette opération qui n’est pas limitée à l’utilitaire – et souvent même y contredit –, le public entre de plain-pied dans le «culturel». N’y aurait-il pas intérêt à préciser d’aussi près que possible la nature du jugement qui engage tout le processus? À déceler les malentendus? En effaçant dans un ouvrage les effets ruineux du temps, en éliminant les altérations dues aux hommes, la restauration le remet en quelque sorte dans l’histoire avec de nouvelles chances de durée, mais ce travail est lui-même une action historique et donc datée, dans son esprit comme par ses méthodes, et toutes les cultures ne sont d’ailleurs pas susceptibles de le concevoir. Il est donc doublement caractéristique de la nôtre.Une doctrine puissante mais trop forte, à allure de système, a contribué à créer en France une situation presque inextricable. La pensée de Viollet-le-Duc, qui dépassait de loin tout ce qui avait pu être exposé dans ce domaine, a laissé une empreinte durable, et ses principes ont effectivement présidé à l’organisation des Monuments historiques. On en connaît bien les termes: sélection d’édifices clefs et recherche des prototypes. Restauration intégrale visant à réaliser, par suppression des ajouts postérieurs et éventuellement par addition des éléments nécessaires, le déploiement idéal de l’édifice dans l’unité de style qui seule le rend exemplaire. Une certaine analogie se développant entre partis et effets de l’architecture médiévale et les ressources de l’éclectisme contemporain, un accord s’établit assez facilement entre l’ancien et le moderne. On peut observer cette espèce de continuité à peu près partout où une opération d’envergure a été conduite au siècle dernier ou dans le premier tiers de celui-ci. Elle n’est pas difficile à expliquer, l’ancien étant devenu uniforme et le moderne étant composite. Mais il est important d’observer qu’elle a réalisé pour des générations en France et à l’étranger et peut-être encore pour beaucoup de nos concitoyens la perfection de l’aménagement culturel de l’espace social. D’autant plus que la doctrine du monument type fait plus facilement accepter les destructions d’ouvrages secondaires ou, croit-on, répétitifs. Depuis un demi-siècle, une double évolution a ébranlé ce régime d’équilibre. D’autre part, la nouvelle architecture de la civilisation industrielle a rompu définitivement, dans les matériaux, les partis et les formes, avec les modes de l’éclectisme, et a fortiori de l’architecture de tradition. Et finalement aussi dans ses programmes. Ce qui aiguise encore le sentiment.Le document de la charte de Venise, élaboré en 1963 par les architectes, a voulu ainsi formuler les desiderata d’un équilibre souhaitable, parce qu’on ne le sent pas très assuré. En 1977, un colloque s’est efforcé de remettre en honneur ses recommandations sur les «Monuments historiques». Mais on joue de malheur, car le problème a bougé; quelque chose de sensiblement plus complexe se propose sous la rubrique: ensemble, environnement, et l’excitation provoquée par le terme d’écologie bouscule quelque peu les données du problème. «La notion traditionnelle de protection des monuments se révèle bien dépassée. On a définitivement accordé la priorité aux ensembles architecturaux urbains et ruraux, au lieu de concentrer les efforts sur les monuments isolés [...]. Cela suppose, d’une part, que l’on refuse la décentralisation des fonctions de nos villes, qui était le cheval de bataille des urbanistes de l’entre-deux-guerres, et, d’autre part, que l’on en revienne au brassage social caractéristique des villes du Moyen Âge. D’où la nécessité impérieuse d’une collaboration étroite entre les défenseurs du patrimoine architectural et les planificateurs, sans laquelle nous ne saurions mener à bien les grandes tâches qui nous incombent» (Alfred A. Schmid, «De la protection classique des monuments à la conservation intégrée», in Bulletin Sandoz , n0 38, 1977).Les nouvelles dimensionsC’est qu’on passe de l’approche historique traditionnelle (mais récente) à une approche topographique et raccordée, par conséquent, à tous les aspects de l’existence. «L’histoire est inscrite dans les pierres», disait un grand ministre... de Louis-Philippe. Bien sûr, et avec quelle force! Règnes, généalogies, pèlerinages, guerres et péripéties surgissent de ces objets magiques: un château fort, une abbaye, le dos-d’âne d’un pont du XIIIe siècle, les tours, les tombeaux. Conduits de «monument» en «monument», grâce au service créé par Guizot et animé par Viollet-le-Duc, les visiteurs en caravane ont l’occasion de réciter l’histoire de France. Mais pour nous qui nous intéressons maintenant au «contenu» de l’histoire, au vécu des générations, aux pratiques de la vie et de la mort, aux constantes et aux ruptures de l’expérience, au «non-événementiel» (pour garder ce terme plus ou moins heureux de l’école des Annales ), n’est-il pas temps d’ajouter au récitatif historique la considération de l’espace, de saisir dans le patrimoine une organisation précise du sol, un système de formes et de structures qui surplombe la durée? Bref, de la lire aussi selon la dimension première de la vie: l’étendue ou, pour être moderne, l’aménagement.C’est là malheureusement qu’éclatent la supériorité à peu près générale de l’ancien, la faiblesse peu contestable des modernes. En un quart de siècle, toutes les villes, toutes les provinces ont vu se multiplier à plaisir les implantations malencontreuses, les plans fautifs, les erreurs de proportion et l’oubli des assemblages, dans une mesure telle que les conseils pourraient s’interroger longtemps sur les causes de ce désastre.Il durera tant qu’on ne voudra pas être sérieux et actualiser avec simplicité un savoir tout proche, celui qui s’exprime dans les programmes et les solutions de notre fonds «spatio-architectural» (qu’on nous passe ce terme); nous habitons les mêmes lieux, à l’intérieur des mêmes horizons. Le mérite, l’intérêt, l’utilité du patrimoine est de nous ouvrir les yeux sur ce qui est.Mais, dira-t-on, vous êtes servis; vous observez partout un retour enthousiaste, un peu brouillon, peut-être, pour le «joli coin» ancien, la vieille ville qu’on anime avec des festivals, les sites qu’on arrange à grands frais... Des équipes bénévoles débroussaillent les ruines féodales. La magie du passé s’exerce (Le Monde du 26 août 1978). On vole un peu partout des chapiteaux romans et des statues gothiques. Votre patrimoine est apprécié. Est-ce si sûr? On a concentré tout l’effort du siècle dernier sur 1’«élite des monuments», en laissant le reste aux bons soins des municipalités et des particuliers, qui en ont fait le plus souvent ce que nous savons. L’intérêt actuel pour les petits éléments épars, les formes naïves, les structures pauvres, avec son accompagnement de brocante et de falsification, est un développement inverse, anodin, si l’on veut, révélateur en tout cas, mais rarement issu d’une conscience claire de la réalité provinciale que cette vogue exploite et liquide. Le problème reste entier. Les difficultés sont ailleurs.L’expansion, l’industrialisation, l’urbanisation ont fait accomplir au «parc bâti» un bond aussi vaste et perturbateur que le siècle passé tout entier. Tout le monde le voit, le sait. D’où cette «crise de la ville», quand cesse l’illusion de sa bienfaisance, et le retour égoïste des vacanciers au village, qu’on s’étonne de trouver maltraité. Après la Révolution et l’Empire, on a saisi ce qu’avait de précipité et d’absurde la liquidation massive des églises et des châteaux; de même, il est devenu évident, après cet essor trop puissant et mal calculé, que les ayant un peu vite jugé désuets et inadaptés, on avait éliminé ou défiguré les éléments les plus précieux du paysage urbain ou naturel. Un nouvel ajustement de la notion de patrimoine devient nécessaire.Sont patrimoniaux l’édifice, le complexe d’architecture, le tracé, qui, dans le cadre de nos vies, révèlent et symbolisent la lenteur de l’histoire, la longue durée. Faisant apparaître l’apport simple et concret de générations, cette intuition, et elle seule, a le pouvoir de compenser la sclérose et l’anémie de la civilisation industrielle. Ce n’est donc pas une chasse supplémentaire d’objets pittoresques ou amusants à offrir à la consommation sous la rubrique du tourisme et des loisirs. Même si cette dévolution est dans l’ordre des choses. C’est l’ensemble des repères inscrits dans le sol et dans les paysages, dont chacun saisit à sa manière la portée. L’intérêt qu’on porte va dans le sens du lent mouvement de «re-provincialisation» qui se dessine en France. La multiplication des brochures, opuscules, articles, donnant une description des terroirs et illustrant leurs ressources, est à cet égard très significative. Cette activité prolonge et complète celle du musée des Arts et Traditions populaires qui depuis sa création a collectionné les informations et publié des enquêtes sur le mobilier provincial et l’architecture rurale (éditions Berger-Levrault).Châteaux perdus, demeures ruinéesL’exposition The Destruction of the Country House, 1875-1975 , au Victoria and Albert Museum de Londres en 1976, a eu un grand retentissement. À quand la récapitulation à Paris des châteaux disparus depuis un ou, pour mieux dire, deux siècles? On s’apercevrait vite qu’il y a eu de ce fait une sorte de désarticulation navrante du paysage français... Comme tout paysage d’Occident, c’est le résultat d’interventions qui l’ont construit par les tracés, les terrains, les cultures, les plantations, les déboisements, les constructions... Le travail des hommes est partout. C’est sans doute ce dont on veut rendre compte en louant la «mesure» et 1’«humanisme» de la contrée. Mais les choses se brouillent vite au XXe siècle, et nous sommes facilement distraits ou ingrats. Nul n’a voyagé à travers la France sans apprécier le rôle joué dans l’espace rural en plaine ou en montagne par l’église et le château, symboles de l’ordre ancien. Il faut ici prendre un peu de distance à l’égard d’une histoire sociale qui ne connaît que rancœurs et punitions. Les propriétés ecclésiastiques et nobiliaires ont longtemps dominé le pays, comme partout ailleurs; mais elles ont élaboré sa structure avec autant et parfois plus de bonheur qu’ailleurs. Sur l’horizon plat des routes du Centre, le clocher au bord de la route droite est comme une balise dans une plaine; et, quand il se répète, on dirait que le service se renouvelle avec bonne grâce, que le site se fait plus hospitalier. Dès que le terrain est plus mouvementé, au bord des vallées: Loire, Rhône, Dordogne, Mayenne, «les châteaux sont serrés comme des reposoirs» – pour citer Péguy – et leurs implantations en écho, formant système, composent une triangulation indispensable à la définition du lieu.Il suffit d’avoir quelque attache avec un petit pays, un terroir, pour que ses vicissitudes physiques, sa mise en valeur ou son humiliation soient ressenties avec une force qui mesure notre appartenance à l’histoire. L’esprit en alerte, on saisit que les tours et les donjons, d’ordinaire ramenés au tas de pierres, constituent des ponctuations indispensables, donnent sa caution profonde à l’espace; dressés sur les crêtes ou sur les éperons, ils dessinent les lignes de l’activité humaine, dont nos routes et nos étapes ne sont que le prolongement.L’Alsace a su veiller à sa nature, et dominer les problèmes. Un ouvrage remarquable, solide et novateur étudie ses châteaux. Pour la première fois, le phénomène est cerné comme il convient. D’abord, la photographie aérienne fait merveille: ces tours carrées ou polygonales érigées sur le roc, avec leur chemise de murailles, sont faites pour être vues du ciel; l’Ortenbourg serré, le vaisseau étiré du Fleckenstein, les trois tours saisissantes des trois châteaux d’Eguisheim – un pour chaque frère –, à Girsberg la montée d’une sorte de gratte-ciel en grès rouge sur le granit, sans parler du Haut-Kœnigsbourg, le Pierrefonds du dernier empereur allemand, tous des châteaux à mi-pente, au-dessus de la plaine, tous indispensables au paysage des Vosges, et depuis longtemps surveillés par les artistes: voyez les fonds des gravures rhénanes au XVIe siècle. En 1589, un recueil des forteresses donne une vision absurde et éloquente du Fleckenstein. Plus de cent subsistent aujourd’hui, ruines accessibles et familières, sur quelque quatre cents qu’on peut replacer sur la carte (P. Schmitt, R. Will, J. Wirth, C.-L. Salch, Châteaux et guerriers de l’Alsace médiévale , Strasbourg, 1976).Les petites villesUn autre objet d’intérêt est: les «petites villes». C’est-à-dire les agglomérations d’un volume de 2 000 à 20 000 habitants. Ce type de bourgade est particulièrement secoué par l’évolution, mais il n’en retient que plus l’attention des «préservateurs». On a fini par s’apercevoir qu’elles soulèvent par leur existence même un problème indispensable à la définition nouvelle, extensive, du patrimoine (colloque de l’Icomos à Rothenburg, 1975). D’abord, la petite ville semble bien impliquer une dimension différente du temps historique, puisque, par définition, elle n’a pas jusqu’à une date récente connu la croissance constante de la grande. De plus, leur distribution géographique est très remarquable; elles sont disposées en chaîne et constituent des familles.La valeur irremplaçable de la petite ville est de continuer à mettre en valeur les trois aspects de l’habitat groupé: le clos, l’espace vital, la communauté. Elle suppose une enceinte et des portes; elle offre une protection ostensible par ses murs et sa fermeture sur elle-même. Cette condition est souvent favorisée par le site, promontoire, arête, surplomb: Domme en Périgord, Vézelay, Urbino. La forte situation géographique, ou même géologique, est un facteur de plus, et souvent saisissant; cette particularité est indispensable à une définition complète, et il serait facile de montrer à travers la littérature épique, les romans médiévaux et modernes, le folklore, etc., qu’elle a une valeur profonde d’archétype inscrit dans le subconscient. I1 y a des remparts; on entre à l’intérieur d’une structure disposée pour protéger même s’il n’y a plus de guerres féodales et de bandits de grand chemin, une étonnante impression de sécurité subsiste obscurément en nous, au moment où nous franchissons la porte d’un ensemble à l’enveloppe précise et forte. À travers cette expérience, nous revivons plus ou moins confusément les cortèges, «entrées» princières, qui sont si étroitement liés à l’histoire de ces bourgs, et dont les spécialistes se préoccupent de plus en plus activement.Le second trait est la liaison intime de la petite ville avec la campagne. Elle a avec elle, par définition étroitement liée à son existence, à son peuplement et même à sa configuration, une portion de campagne qui est sa campagne. En Provence, en Aquitaine comme en Flandre ou en Bavière, ou en Arménie, dans tous les cas où nous parlons d’une petite ville, nous avons le souvenir d’un marché paysan, d’une place généralement centrale où les denrées sont acheminées et déployées, selon un calendrier et des règles explicites. Toute une zone agricole est ainsi liée intimement à la bourgade dans un échange réciproque et constant de services. Historiquement, cette relation se laisse souvent très bien saisir: des emplacements, des noms, des symboles rappellent à l’intérieur de la ville la symbiose cité-terroir et, dans les alentours, dans une zone de vingt à trente kilomètres, la dépendance à l’égard du bourg est marquée également par des tracés, des dénominations, des signes, ne serait-ce que par l’organisation des moyens de circulation: routes, fleuve aménagé, traces de péages, passages contrôlés... Rien n’établit mieux cette relation de réciprocité que les cartes et les estampes anciennes, à l’intérieur d’un horizon commun. Modeste, aujourd’hui, où les transports et les échanges ont changé de rythme, la petite ville a été longtemps, et reste souvent encore, une petite capitale.Elle possédait une organisation complète, dont le souvenir est partout. C’est, dans tout effort d’aménagement, de revitalisation, l’aspect auquel il convient peut-être le plus de prendre garde. Quand elle a subi une décadence économique et politique grave, la communauté de la petite ville donne l’image d’une décrépitude sociale, inéluctable, mais, dans son malheur même, cette société conserve encore d’ordinaire les points révélateurs, avec la présence attardée des artisans. La petite ville, enfermée dans son enceinte, comportait tout l’éventail des métiers; des quartiers, des rues avaient leur spécification: au Mont-Saint-Michel, à Dubrovnik, nous trouvons la rue marchande, les échoppes. L’artisanat est, sous l’action du tourisme, la forme d’activité archaïque qui tend à revivre d’abord, mais au prix de son authenticité.La structure de la cité comportait certains éléments spectaculaires: le château, l’église, les établissements conventuels, étroitement liés, évidemment, à son organisation même. Ils intéressent, en fait, les trois aspects généraux que nous venons d’évoquer, car ils participent à la fois à la constitution de l’espace clos de la ville, par l’importance des remparts, des fortifications, etc., à son lien avec la campagne – où se trouvaient les exploitations des seigneurs du clergé –, et à la différenciation intérieure de la communauté par la hiérarchisation sociale. La petite ville impose généralement par sa structure, parfois encore un peu par sa population, le souvenir de cette organisation. I1 n’y a aucun doute que c’est là son privilège. Sa singularité. Rocamadour, Montepulciano, toutes ces compositions étonnantes comportent les symboles saisissants d’un ordre social disparu ou, du moins, ayant depuis longtemps cessé d’être institutionnel. Le paysage urbain, dont les petites villes sont les dispositions historiques, déploie l’articulation monumentale des formes longtemps privilégiées du pouvoir. Ce qui les associe immanquablement à l’image d’une société archaïque ou traditionnelle.Dans l’île d’Utopie, la capitale Amaurote est entourée de treize cités, et chacune se trouve à moins de 24 milles de la voisine. Cette description, comme l’a bien vu Fernand Braudel (1967), résume tout le problème: en Europe les petites villes se disposent en chaîne entre les grands centres. Exemple classique, les Pays-Bas, la Hanse, de même les marchés autour de Genève au XVe siècle, les ports de la côte provençale de Martigues à Fréjus au XVIe siècle... Escales, étapes à 25-30 kilomètres les unes des autres. Henri Pirenne (1927) a bien marqué que les villes du cours moyen de la Meuse sont séparées, en gros, par cette distance qui est celle de la journée de marche, et il serait intéressant de restituer à travers l’Europe, ce réseau étonnamment diversifié, ce chapelet qui relie et traverse – en aidant à les constituer – tous les terroirs originaux. Les petites villes disposent ainsi par leur seule concaténation les repères d’itinéraires, que nous retrouvons dans leurs interrelations. Leur présence restitue ainsi à notre attention les dimensions d’un monde à parcourir, mais, d’ordinaire, la suggestion qui s’adresse au marcheur ou au cavalier s’arrête au seuil du subconscient. Ce qui suffit déjà à l’enrichir et à stimuler notre intérêt pour le patrimoine. Une observation importante vient se greffer sur celle-là. Elle se rattache à une vue assez audacieuse mais séduisante sur l’ancienneté de ces «chaînes», ou du moins des principaux établissements humains en Occident. Le Néolithique semble bien avoir inauguré dans nos pays l’assiette des villages et des bourgs. Et, peut-être, en Europe centrale et occidentale, jusqu’à une proportion de 60 p. 100. Ce qui le rend probable, ce sont les conditions mêmes de la grande expansion urbaine des XIe-XIIIe siècles: tantôt elle a provoqué la greffe d’un bourg marchand à l’abri d’un château ou d’un monastère préexistants, tantôt elle a amené l’expansion de ce que Henri Pirenne nommait un noyau préurbain, c’est-à-dire un habitat déjà organisé et sans âge.S’il en est bien ainsi, l’impression d’enracinement profond que nous donnent tant de petites villes trouve une justification nouvelle dans ce qu’on pourrait nommer le «subconscient historique». Le choix des sites remarquables conduit souvent, au prix de paradoxes surprenants, à l’occupation d’arêtes ou de pitons, à l’installation à la bouche des fleuves, aux seuils, aux cols qui commandent les passages; nous apprécions d’ordinaire ces dispositions en termes médiévaux, la protection, ou modernes, le commerce. Mais si l’on remonte plus haut, s’il est vrai que le noyau originel de ces établissements a des chances d’être antérieur à la grande urbanisation des XIe-XIIIe siècles, et qu’on doit supposer des fondations quasi immémoriales pour un grand nombre de petites villes, elles apparaissent ainsi comme les repères primordiaux de notre étendue, et cette appartenance à la protohistoire, sinon à la préhistoire leur confère une dimension saisissante dans la durée. «Une partie de l’Europe, et plus spécialement la France, a un réseau de communes qui est pour moitié le legs du peuplement néolithique, et à 90 p. 100 celui du niveau d’occupation du sol atteint après la grande mutation du Moyen Âge du XIe au XIIIe siècle» (P. Chaunu, De l’histoire à la prospective , Paris, 1974). La disparition des petites villes, ou, du moins, leur effacement par accroissement de leur enveloppe de faubourgs et par fusion dans les complexes géants, comme il est arrivé avec la plupart des capitales européennes, signifie la destruction des repères fondamentaux de notre monde; en ne conservant pratiquement rien de ces configurations, la mégapole abolit le sens de ces dimensions et, d’une certaine manière, fait perdre à l’homme une confiance en ce qui était sa mesure avant l’avènement tout récent de la machine. Cela peut apparaître comme une raison de préserver dans les campagnes les silhouettes architecturales, les profils urbains, les aménagements encore constitués.On tiendra compte en particulier du développement nouveau dit de la «conurbation» ou soudure continue des établissements industriels et résidentiels le long de certains axes. Paul Claval («La Théorie des villes», in Revue géographique de l’Est , 1968) a éclairé cette redoutable fatalité, dont il n’est pas difficile de voir qu’elle transforme radicalement la notion de patrimoine, appliquée aux petites villes. Une petite ville, c’est un total d’édifices autour de quelques points forts, peu nombreux mais toujours significatifs. Le rapport qui s’établit ainsi entre les masses singulières: tours, façades, clochers, et le déroulement des structures plus modestes et répétitives est toujours intéressant; comme chacun le sait par expérience, ce rapport est souvent extraordinaire: le déroulement des toits au-delà de la cathédrale, les auvents en bord de rue ou de rivière, les alignements heureux et variables des masses... Tout ce que la photographie aérienne met parfaitement en évidence. Cette coagulation des éléments d’architecture impose évidemment une interprétation globale et incite à envisager une préservation globale.L’«aéro-géoscopie»Le paysage, «le plus beau des monuments historiques» (Roger Agache), qui est l’accompagnement constant et sans cesse changeant de notre vie hors des villes, reste le plus souvent une donnée implicite de l’expérience. On laisse aux peintres – mais toutes les régions n’en ont pas – et aux photographes – qui vont souvent au plus connu – le soin d’en tirer parti. Il est perçu, il n’est pas compris. Dans un pays comme le nôtre, l’ignorance de certaines notions primordiales finit par avoir des conséquences désastreuses, que ni les règlements, s’ils ne s’articulent pas sur les mœurs, ni les lois, qu’il est si sportif de tourner, ne sauraient enrayer. Dans des pays comme la Suisse ou l’Allemagne, les particularités des paysages sont depuis toujours prises au sérieux; on a pu y développer une démarche «écologique» cohérente – en Suisse avec la loi de 1966 – et le patrimoine naturel et architectural, senti comme autre chose qu’un vague décor, est l’objet d’un soin général populaire. Ailleurs, s’il faut se rééduquer, on aura recours à la discipline mixte qui recherche la double lecture, à la fois géographique et historique du paysage, qu’on peut nommer «géoscopie».L’exploration aérienne est probablement l’aspect le plus neuf et peut-être aussi le plus profitable de la géoscopie. Vues à partir du ciel, nos contrées sont aussitôt un objet de surprise; il y a là un enchantement à la fois grave et puéril. Est-il possible de tirer de cet exercice une méthode de travail? Les archéologues s’en préoccupent depuis un moment; Raymond Chevallier a publié des exposés très stimulants du développement international dans ce domaine. Son prosélytisme n’a pas convaincu tout le monde («L’Archéologie aérienne: vision fantastique du passé», in Archaeologia , n0 1, 1973), mais une publication éloquente et précise de Roger Agache, le répertoire analytique et cartographique de la vallée de la Somme, devrait relancer l’intérêt de ce qu’on pourrait nommer 1’«aéro-géoscopie», l’exploration aérienne des paysages (R. Agache et B. Beart, Atlas d’archéologie aérienne de Picardie: le bassin de la Somme et ses abords , Amiens, 1975).Cette étude n’est pas possible partout comme révélateur des caractères et du relief en rapport avec les établissements humains. La couverture aérienne est un complément moderne de la carte, et... un révélateur, car il y a un usage «heuristique» de la photographie d’avion, à partir des clichés qui, pris sous un certain éclairage et donc à certaines heures, sous certaines conditions de végétation, donc à certaines saisons, sont aptes à faire apparaître ce qui est invisible au niveau du sol, c’est-à-dire des substructures, le premier sous-sol de la terre. Tous les terrains ne se prêtent pas à cette exploration: dans un sol crayeux, les fossés et les structures arasées se marqueront mieux, dans un sol riche, les fondations, concentrant l’humidité, se dessineront à la montée des céréales... L’un des buts de l’importante publication sur la Picardie est de bien définir, après expérience, les modes d’emploi de l’instrument aéronautique pour l’archéologie du sous-sol.L’important tient en peu de mots: une couverture méthodique révèle, moyennant interprétation, avec une netteté satisfaisante et parfois définitive des établissements dont on n’avait jamais eu connaissance autrement ou seulement dans le vague des traditions. R. Agache a repéré plus de mille sites protohistoriques et gallo-romains dans cette vallée où, si anciennes et sérieuses que soient les sociétés picardes, vingt fouilles seulement ont été faites. L’interprétation critique et le report sur la carte mettent en évidence un habitat dispersé, celui des villae , correspondant à une économie agricole active, avec un système impeccable de voies de communication. L’avantage est grand de disposer ainsi d’un réseau de repérage, une image-cadre où toutes les indications fournies par les trouvailles fortuites doivent pouvoir entrer. L’archéologie n’en est plus à tout attendre de la chance ou de la bonne volonté des auteurs de découvertes (on n’en finirait pas de déplorer les pillages clandestins). En outre, les tracés au sol produisent des plans et, grâce à la multiplication des exemples, conduisent à une typologie. C’est le plan complet de toute une villa romaine qu’on voit surgir à Villiers-sur-Silly, près d’Abbeville, tout un sanctuaire à Coutaing, près de Cambrai. Pour le Moyen Âge, les résultats concernant les mottes féodales peuvent être importants; ils sont plus rares, en raison de la superposition des habitats.Il faut méditer sur cette réussite. L’archéologie aérienne révèle un des aspects, aujourd’hui bien saisissables, de l’ensemble territorial, où se sont succédé et où se succèdent toujours les vies humaines; l’image photographique présente en quelque sorte une synthèse des conditions permanentes de l’existence des hommes et de leur labeur. On comprend qu’elle fascine.La notion de patrimoine s’est donc transformée, elle recouvre pour nous l’ensemble des facteurs, situations, objets, qui donnent un visage au lieu: réalisations de l’architecture ou du site, de la cristallisation urbaine ou de la sculpture, et nous devons les considérer comme autant d’œuvres d’art. C’est ce que C. Sitte a précisément exprimé dans un ouvrage imparfait, incomplet, mais qui reste à méditer: Der Städtebau nach seinen künstlerischen Gründsätzen , Vienne, 1889 (L’Urbanisme et ses fondements artistiques , Préface de F. Choay, trad. D. Wieczorek, Vincent, Paris, 1979).Cette dimension n’est en conflit direct qu’avec l’idéologie fonctionnaliste; mais elle nous est indispensable pour rendre compte des arrangements qui créent l’inoubliable. C. Sitte a écrit: «Sans doute le charme des cités du passé a disparu pour toujours en bien des endroits, car il ne convient pas aux besoins de la vie moderne. C’est précisément la tâche de l’architecte que de distinguer dans notre patrimoine artistique ce qui peut être abandonné aux démolisseurs et ce qu’il en faut à tout prix conserver.» Tel est bien le sens du problème: une interrogation permanente, puisqu’il nous faut savoir ce qu’exige la préservation, ce que signifie la ruine de cette entité qui exprime le poids de l’historique dans notre présent.
Encyclopédie Universelle. 2012.